Textes

« Je photographie depuis l’âge de 15 ans. En 10 ans ma vocation pour la photographie n’a cessé, que ce soit du point de vue de la pratique et par l’enseignement que j’ai reçu, d’entrer dans l’ère de l’obsession d’un travail à réaliser dans ce domaine. Comment formuler l'inquiétante étrangeté dans la chose vue, tel est mon point d’appui dans la saisie optique du monde. »

 « Mes études sont terminées. Il me faut à présent expérimenter ; et faire œuvre à partir d’un rapport d’urgence au détail, car « Dieu gît sous les détails ». Et cette pensée de Pascal représente, comme on voudra, le linéament ou l’épine dorsale, voir la problématique d’une indiscrétion visuelle sur laquelle je veux fonder mon travail. Quant aux difficultés morales, je veux faire confiance à mon travail pour prouver leur emprise sur mon regard. »

« Une vocation est précisément de l’ordre de l’inexprimable. On ne sait pas pourquoi l’un a décidé d’être médecin/aviateur ou l’autre photographe. Ma vocation pour la photographie est née d’une impossibilité de dire et la recherche de la capacité à montrer. Des particules secrètes, des détails enfouis, des osmoses inattendues, l’ourlet d’une oreille capable par l’image de dire un individu, tels sont mes sujets...»

« Une photographie que j’aimerais capable d’objectiver des interstices, d’infimes instants où le monde autour de moi gagne son vrai statut de mystère. Dès mon enfance, par les yeux, mon contexte de vie m’a toujours semblé traversé par d’immenses incertitudes, que ces incertitudes dans mon travail se métamorphosent en certitudes permanentes, de les apercevoir, de les saisir, de les transformer en images, telle est ma vocation. »

 « Après trois ans d’études à l’Ecole Nationale de la Photographie en Arles, soudain l’autonomie m’est offerte, je suis seule juge de mes choix, lumière, cadrage, etc… Ainsi ai-je débuté un travail en couleurs où j’espère qu’une histoire se tisse, qu’un regard se forme, qu’une rapidité s’instrumentalise. Mon projet immédiat est de construire une série d’images à l’envers de la vision dite normale de la réalité. »

Anne Pery, notes, 2000-2003

 

La trace de l’in-humain
Anne Pery et sa position de photographe – une approche

Ce que nous voyons ici n’est manifestement pas ce que nous croyons voir ou ce que nous nous attendons à voir. Dans les travaux de la photographe française Anne Pery, on reconnaît certes qu’il s’agit de fragments de diverses parties du corps humain, mais vus de loin ces clichés pourraient tout aussi bien être des paysages étranges ou des façades rendues méconnaissables. La vue en surplomb n’est pas gage d’une vue pénétrante. Une focalisation aussi radicale sur un fragment de réalité confronte le regardeur avec les contours du réel ; celui-ci se dilue jusqu’à l’altération, ce que nous pensons voir n’est plus reconnaissable. Toute tentative de localiser, de désigner est vouée à l’échec. Pris d’un doute obscur, le regardeur se demande si ce qui est est vraiment ce qu’il est. La première impression refuse l’évidence de ce que figure la photo. Des structures emplissent – saturent même – l’espace de l’image où s’amplifient exagérément des tons de gris qui, brusquement, s’avèrent être des gros plans de tissus bombés en collines, de peau sillonnée comme un champ, d’os en forme de dôme, etc. L’illusion qui nous porte à voir là des structures contredit de manière ironique la formule de Frank Stella « What you see is what you see ! ». Car la tentation nous vient de reconnaître certaines parties intimes dans ces détails de l’organisme qu’un agrandissement hors norme fait proprement jaillir. Presque excité déjà, on voudrait lire dans ces reproductions un message érotique, qui pourtant ne s’y trouve pas. Nous seuls et nos affects faisons émerger cette association d’ordre érotique. L’objet photographique, lui, cache le lieu exact de son origine. Après avoir longuement observé, notre sens de la vue capitule. La seule chose que le regardeur sache encore, c’est que ses efforts pour mettre un nom sur ces séquences de peau induisent en erreur. L’envie absurde de reconnaître, de disséquer, de percer à jour révèle notre obsession, inculquée par l’éducation, de trouver – voire d’inventer – une case pour chaque chose. Anne Pery rompt avec l’idée de confirmer l’instantané photographique dans son statut de concession fugace à ce que l’on vit, à ce que l’on perçoit. Ce corps que nous croyons connaître, dans la peau duquel nous vivons, qui est notre demeure et dont la surface nous préserve de « nous mettre hors de nous », de nous abandonner nous-mêmes, le voici, au moyen du zoom, « découpé en morceaux » et en textures abstruses, altérées. Des qualificatifs tels que sexy ou attractif fonctionnent ici aussi peu que masculin ou féminin. Ces affaissements, ces creux, ces plis, fentes et surfaces semblent avoir déjà quitté le lieu de leur assignation. Ils se donnent à voir détachés du contexte de l’humain. Les schémas d’interprétation ne fonctionnent plus, le sexuel se perd dans une matérialité morne, fade, presque informe, qui ne correspond plus à aucun idéal. La part constitutive de notre identité est réduite jusqu’à n’être quasiment plus qu’un trompe-l’œil. Le charme émotionnel, l’aura sensuelle de la sphère corporelle restent flous. Et plus le regardeur est proche de l’image, plus le malaise le gagne de découvrir quelque chose qui n’est plus humain. Ce que suggère la surface de l’être humain, c’est qu’elle est tout aussi peu parlante et tout aussi trompeuse que l’humanité contrainte et corsetée dans le contrôle de soi, devenue incapable de dévoilement, de passion et d’érotisme, et qui oppose à « la revendication de son corps contre le pouvoir » - pour parler avec Michel Foucault – les concepts stéréotypés de la sexualité humaine.

Susanna Habraschka, 2/21/04
Traduction: Catherine Weinzorn

 

 

« Pas un moment de sa vie qui ne fut photographié. Seule sa mort n'a sans doute pas fait image. Femme folle, bondissante, électrisée, émouvante, elle était sur tous les fronts du réel, jusqu'à sa dimension bête, inutile, insensée.

Elle mitraillait tout ce qui lui arrivait. Et, quand rien ne se passait, elle photographiait pour que quelque chose puisse enfin émerger du désordre.

Je me souviens de ces centaines de clichés hebdomadaires qu'elle tirait dans le laboratoire de l'Ecole nationale supérieure de photographie d'Arles, avec sa boutielle de rouge sous l'agrandisseur, et les chansons de John Cale à fond la caisse.

En regardant ces petits tirages, on voyait bien que c'était le chaos de la vie qu'elle révélait.

La plupart du temps, les photographes ont peur des temps morts et de tot ce qui ne relèverait pas de la prétendue photogénie du monde. Mais, pour elle, se frotter à l'inanitéde la réalité lui procurait une énergie indéfectible. Il fallait que tout aille vite, tout le temps.

À la fin de sa vie, elle tomba amoureuse d'un critique d'art. Passion atomique qui se termina mal : l'écrivain se suicida avec sn fusil de chasse.

Quelques mois après, je la croisai dans un café du quartier Saint-Paul, à Paris, et je lui demandai si la vie était encore possible après ce drame. Elle me répondit qu'elle était très pressée.

« Je dois filer maintenant au zoo de Vincennes pour photographier des animaux dans leur cage, ma nouvelle série. »

L'année suivante, Anne est morte. Tombée d'un balcon en Pologne. »

Amaury da Cunha, "L'avidité d'un regard", extrait de Fond de l'oeil (petites histoires de photographies), Paris, 2015.

 

« Anne Pery fut notre étudiante à l’Ecole de la Photographie d’Arles, qui n’était pas encore reconnue supérieure en ces années 95 dont elle avait testé une partie des méthodes en suivant des stages avec Arnaud Claass. Elle trouva dans son approche d’une pratique directe, en quête d’images singulières, sa volonté d’approcher le monde un appareil toujours en main.

Anne était une force vive, sensible et cultivée, mélomane et musicienne elle avait pratiqué le violoncelle. Elle cherchait comme elle l’écrit dans ses notes « Une photographie que j’aimerais capable d’objectiver des interstices, d’infimes instants où le monde autour de moi gagne son vrai statut de mystère. » L’année 1998 est à la fois celle où elle sort diplômée avec les félicitations du jury et où elle rencontre Bernard Lamarche-Vadel.

Dans ses notes elle revendique également pour sa création la même quête que le critique et écrivain : « Demeurer dans les marges du visuel, trouver des lisières, buter sur des frontières, réaliser des entre-deux, montrer des vides par où l’œil peut appréhender la plénitude du monde. » Attiré par le foisonnement intime de ces images Lamarche-Vadel va l’intégrer à l’événement installation dont il est le curateur à la Maison Européenne de la Photographie « L’enfermement », aux côtés des meilleurs défenseurs de ce qu’il nommait l’atelier français.

Décédée d’un accident survenu à Cracovie alors qu’elle n’avait que 30 ans Anne a laissé trois ensembles très cohérents, qui manifestent bien que tous sans titre, le même rapport d’incertitude au réel ; le premier en noir et blanc commencé dès sa scolarité, et deux autres en couleurs subtiles dont un réalisé à New York où elle se trouvait au moment du 11 septembre .

Elle témoigne avec pudeur de ces évènements dramatiques en restant comme à l’accoutumé au plus près de « son rapport d’urgence aux détails. » Ayant toujours e sentiment de se trouver en état « d’indiscrétion visuelle » elle se tient toujours dans une exacte distance aux êtres et aux choses. Si le Musée Niepce de Châlons sur Saône a pu lui rendre hommage en 2011, c’est grâce aux œuvres de la collection du critique, ainsi que par un don de ses ayants droits. Justement intitulée « Chuchotements » cette exposition permettait d’approcher une œuvre d’une haute sensibilité que l’on peut retrouver aujourd’hui grâce à la mise en ligne récente de son site personnel. »

Christian Gattinoni, "Anne Pery, retour sur une oeuvre fragile", lacritique.org, 24 août 2015